23.

SUITE DU RÉCIT DE JULIEN

— Ah, Michael ! vous n’imaginez pas le miracle de sa voix et combien je l’aimais, qu’elle soit ou non la fille de Cortland. De cet amour que l’on éprouve pour quelqu’un d’absolument complémentaire, en dépit de l’écart d’âge. Je me sentais désespéré, impuissant et si seul. Je m’assis sur le bord du lit et elle s’assit à côté de moi.

— Dis-moi, Evelyne, mon enfant, tu vois l’avenir. Carlotta est allée te consulter. Qu’as-tu vu ?

— Je ne vois pas, répondit-elle d’une voix aussi fluette que son petit visage arrondi, ses yeux gris réclamant ma compréhension. Je vois les mots et je les prononce, mais j’ignore leur signification. Depuis longtemps, j’ai appris à rester calme et à ne pas en tenir compte.

— Mais non, mon enfant. Prends ma main. Que vois-tu ? Que vois-tu pour moi et ma famille ? Pour nous tous ? Sommes-nous un clan possédant un avenir ?

Malgré la fatigue de mes doigts. Je sentais son pouls, sa chaleur, ses dons de sorcellerie. Et je voyais l’horrible petit sixième doigt. Moi, je l’aurais fait opérer, si j’avais été le père. Et dire que Cortland était mon propre fils ! J’avais des envies de meurtre…

Mais revenons à l’essentiel. Je tenais fermement sa main.

Quelque chose changea sur le cercle parfait de son petit visage. Elle releva légèrement le menton, de sorte que son cou parut encore plus long et magnifique. Elle se mit à réciter le poème d’une voix douce et rapide, portée par le rythme.

 

Viendra alors quelqu’un de trop mauvais

Et viendra quelqu’un de trop bon.

De ces deux-là une sorcière naîtra

Et toute grande la porte s’ouvrira.

 

Dans la souffrance ils trébucheront

Le sang et la peur ils connaîtront.

Maudit soit cet Éden de Printemps

Il n’apportera que des tourments.

 

Gare aux observateurs l’heure venue.

Chasse les docteurs hors de ta vue.

Les érudits le mal nourriront

Et les savants l’admireront.

 

Laisse le diable se raconter et

La puissance de l’ange susciter.

Les morts en témoins reviendront

L’alchimiste en fuite mettront.

 

Sacrifie la chair non mortelle

Use d’armes simples et cruelles

Car mourant proches de la vérité

Vers la lumière vont les âmes torturées.

 

Les bébés non humains détruis

Envers les purs sois sans merci

Ou Éden n’aura pas de Printemps

Ou notre genre aura fait son temps.

 

Elle resta deux jours et deux nuits dans ma chambre.

Personne n’osa franchir la porte. Son arrière-grand-père Tobias vint proférer des menaces et son fils Walker hurler au portail. Je ne sais combien d’autres vinrent encore ni ce qu’ils dirent ni même où se passèrent les disputes. Richard frappa des milliers de fois à ma porte et je lui répondis invariablement que tout allait bien.

L’enfant et moi étions ensemble dans le lit. Je ne voulais pas lui faire de mal et je ne peux la blâmer pour ce qui s’est produit. Nous nous laissâmes aller aux plus douces caresses et, pendant de longues heures, je l’enlaçai et la protégeai, essayant de lui faire oublier sa peur et sa solitude. Et, fou que j’étais, je crus que ma tendresse suffisait à sa sécurité.

J’étais encore suffisamment vert pour des relations aussi simples. Je la couvris de baisers jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus s’en passer et s’ouvre à moi.

Toute la nuit, nous restâmes au lit et, toutes les voix s’étant éteintes dans la maison, nous échangeâmes nos réflexions.

Elle me dit qu’elle préférait ma mansarde à la sienne. Je savais, dans ma tristesse, que j’y mourrais bientôt.

Je n’eus pas besoin de le lui dire. Elle posait sa douce main sur mon front pour le rafraîchir. Je sentais sa paume soyeuse sur mes paupières.

Elle me récita le poème jusqu’à ce que j’en sache chaque mot par cœur.

À l’aube, elle n’avait plus besoin de me corriger. Mais je n’osais pas l’écrire. Mary Beth le brûlerait, lui dis-je. Le réciter aux autres. À Carlotta. À Stella. Mais mon cœur était si malade. Quelle importance ? À quoi cela servirait-il ? Que pouvaient signifier les paroles du poème ?

— Tu es triste à cause de moi, s’excusa-t-elle gentiment.

— Mon enfant, j’étais déjà triste. Tu m’as rendu l’espoir.

Je crois que c’est le jeudi, en fin d’après-midi, que Mary Beth a fait démonter les gonds de la porte.

— Ils ont prévenu la police, elle va arriver, dit-elle en manière d’excuse.

Elle avait le sens pratique et ne dramatisait jamais. C’était sa façon d’être.

— Dis-leur qu’on ne peut pas l’enfermer à nouveau. Elle doit aller et venir à sa guise. Appelle Cortland à Boston.

— Cortland est ici, Julien.

Je le fis appeler. Stella partit dans sa chambre avec l’enfant pour veiller à ce que personne ne l’emmène. Carlotta était avec elles.

Mon fils aîné, comme je l’ai dit, avait été ma fierté et ma joie. C’était un homme brillant que j’avais toujours cherché à protéger contre tout ce que je savais. Mais il était trop malin pour être totalement protégé. Il venait de tomber de son piédestal et je ne pouvais m’empêcher de le juger.

— Père, j’ignorais tout, je te le jure. Encore maintenant, j’ai du mal à y croire. Il me faudrait des heures pour te raconter ce qui s’est passé cette nuit-là. Je jurerais que Barbara Ann a mis quelque chose dans mon verre pour me rendre fou. Elle m’a entraîné dans le marécage. Nous sommes montés sur un bateau, c’est tout ce dont je me souviens. Elle était vraiment bizarre. Je le jure, père. À mon réveil, j’étais dans le bateau. Je suis allé à Fontevrault et on m’a chassé. Tobias avait son arme à la main. Il a dit qu’il me tuerait. Je suis allé jusqu’à Saint Martinville pour téléphoner chez moi. Je ne me souviens de rien d’autre. Je te jure que c’est la vérité. Si elle est ma fille, j’en suis sincèrement désolé, mais on ne me l’a jamais dit. Je crois qu’ils ne voulaient pas que je sache. Je vais m’occuper d’elle à partir de maintenant.

— Cela me paraît une affaire tout indiquée pour la cinquième cour d’appel itinérante, dis-je. Arrange-toi pour que cette enfant ne soit plus jamais prisonnière, tu m’entends ? Qu’elle ait tout ce qu’elle désire, qu’elle aille à l’école loin d’ici si elle le veut et qu’elle ait tout l’argent qu’il lui faut.

Puis je me fermai au monde. Je ne répondis pas lorsque mon fils me parla. Je pensai à Évelyne et à l’explication qu’elle m’avait donnée de son silence. C’était assez amusant de ne pas prononcer un mot et de laisser croire que son mutisme était indépendant de sa volonté.

Des gens entraient et sortaient. On avait emmené Évelyne. Carlotta et Cortland l’avaient accompagnée pour parler en son nom. Du moins est-ce ce qu’on m’a dit.

Les pleurs de Richard me brisaient le cœur. Mais je me recroquevillai en moi-même, le plus profondément possible, pour écouter à nouveau le poème et tenter d’en percer la signification.

 

Laisse le diable se raconter et

La puissance de l’ange susciter.

 

Je ne comprenais pas. Finalement, je me concentrai sur l’avant-dernier vers : « Ou Éden n’aura pas de Printemps ».

Nous étions le Printemps, nous, les Mayfair. J’en étais convaincu. Éden était notre monde et nous étions le Printemps. Et le mot « ou » signifiait qu’il y avait de l’espoir, que nous pouvions être sauvés. Quelque chose pouvait stopper « les tourments » !

 

Dans la souffrance ils trébucheront

Le sang et la peur ils connaîtront.

 

Oui, ce poème était porteur d’espoir et il existait dans un but précis. Mais vivrais-je assez longtemps pour voir cette prédiction se réaliser ? Un vers en particulier me remplissait d’horreur : « Sacrifie la chair non mortelle ». Car, si cette créature était non mortelle, non humaine, quels étaient ses pouvoirs ? Si elle était simplement saint Ashlar, ce qui semblait peu probable, deviendrait-elle un homme lorsqu’elle renaîtrait ? Ou pire encore ?

« Sacrifie la chair non mortelle ».

Ce véritable cauchemar tournait à l’obsession. Par moments, mon esprit ne contenait rien d’autre que les mots du poème et des images malsaines.

Je finissais par en perdre la raison. Les jours passaient. Le médecin vint me voir. Je m’assis et tentai de faire comprendre à ce crétin que je voulais qu’il me laisse tranquille. La médecine avait fait bien des progrès depuis mon enfance, mais cela n’empêcha pas cet abruti de raconter à mes proches bien-aimés que je souffrais de « durcissement des artères » et de « démence sénile » et que j’étais incapable de comprendre un mot de ce qu’on me disait.

Quel plaisir indescriptible j’eus à me lever et à lui ordonner de ficher le camp en vitesse !

Et puis, j’eus envie de marcher un peu. Je n’étais pas homme à me laisser mourir sans réagir. Je venais de vivre les pires instants de mon existence mais ils étaient révolus et j’avais survécu.

Richard m’aida à m’habiller et je descendis au rez-de-chaussée pour dîner avec ma famille. Je m’assis en bout de table et m’appliquai à manger quantité de poulet rôti et de bœuf en daube pour qu’on me fiche la paix. Je refusais de regarder Cortland, qui s’adressait sans arrêt à moi. Ma pauvre chère tête blonde. Comme il était misérable !

Puis Stella proposa à tous un tour en voiture, maintenant que j’étais rétabli et en forme.

En voiture ! Une escapade ! Justement, la voiture était réparée. Réparée ? Je ne savais même pas qu’elle avait été en panne. Eh bien, Cortland l’avait prise… Tais-toi, Stella, elle est réparée.

— Je m’inquiète pour cette fille, déclarai-je. Évelyne, ma petite-fille.

Cortland s’empressa de m’assurer qu’on s’occupait bien d’elle, qu’elle était allée acheter des vêtements en ville.

— Vous, les Mayfair, c’est votre réponse à tout, n’est-ce pas ? Aller acheter des vêtements en ville !

— Nous avons de qui tenir, père, répondit Cortland en m’adressant un léger sourire et un clin d’œil.

Ma faiblesse m’étonna. Je succombai immédiatement à ce sourire.

— D’accord, faites préparer la voiture et que tout le monde sorte. Stella et Lionel, nous allons faire tous les trois une petite escapade. Vous allez voir ce que vous allez voir. Tout le monde s’en va, maintenant. Sauf toi, Carlotta.

Elle ne se fit pas prier. En l’espace d’un instant, l’immense salle à manger redevint tranquille et, comme toujours, les fresques murales eurent l’air de se refermer sur nous, prêtes à nous transporter jusqu’aux verts pâturages de Riverbend qu’elles représentaient. Mais Riverbend n’existait plus.

— T’a-t-elle récité le poème ? demandai-je à Carlotta.

Elle hocha la tête. Très lentement, en prenant son temps, elle m’en récita chaque vers.

— Je l’ai dit à mère. Elle m’a demandé : « Et alors ? Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on pouvait impunément danser avec le diable sans en payer le prix ? »

— Je ne suis pas persuadé qu’il s’agisse du diable, répondis-je. Il n’y avait ni dieu ni diable à Riverbend, quand je suis né. J’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que j’avais.

— Tu brûleras en enfer, dit Carlotta.

Une onde de terreur me parcourut.

J’avais envie de lui répondre, d’en dire bien plus… De tout lui raconter. Mais elle se leva de table, jeta sa serviette et sortit de la pièce.

Ainsi, elle l’avait récité à Mary Beth. Et quand celle-ci vint me chercher, elle me chuchota ces mots terribles :

— Sacrifie la chair non mortelle… Allez ! ne t’en fais pas, je t’en prie. Sors et amuse-toi bien !

Lorsque je sortis de la maison, le moteur de la voiture tournait déjà. Nous partîmes avec mes deux anges adorés, Stella et Lionel. Nous passâmes par Amelia Street sans nous arrêter pour voir Évelyne, par peur de faire plus de mal que de bien.

Nous nous rendîmes à Storyville, chez mes femmes préférées. Je me rappelle cette nuit entre toutes car ce fut ma dernière à Storyville. Nous écoutâmes des orchestres de jazz et chantâmes. Stella adorait ça. C’était la vie, d’après elle. Elle but verre de Champagne sur verre de Champagne et dansa sur la pointe des pieds. Lionel était moins enthousiaste mais cela n’avait aucune importance. J’étais mourant ! Assis dans le salon lourdement décoré de Lulu White, écoutant le pianiste jouer du ragtime, je me disais que j’étais en train de mourir. Mourir ! Et cette pensée l’emportait sur toute autre. Je devenais le centre du monde, ce monde qui tournait autour de Julien. Et Julien savait qu’une tempête se préparait et qu’il ne pourrait rien faire pour l’empêcher. Julien savait que le plaisir, l’aventure et le triomphe appartenaient au passé et qu’il allait bientôt être mis en terre comme tous les autres.

En rentrant à la maison, au petit matin, j’embrassai ma Stella. Je lui dis que j’avais vécu un grand moment puis me retirai dans ma mansarde, certain que je ne la quitterais plus jamais.

Nuit après nuit, je restai allongé dans le noir. Et si je pouvais revenir ? Et si je pouvais rester lié à la terre comme la créature ?

Après tout, s’il est Ashlar, l’un des nombreux Ashlar, saint, roi, fantôme vengeur ou simple humain ! L’obscurité me renvoyait des bruits. Le lit trembla. Je repensai à ce vers… la chair non mortelle.

Je sortis du lit et remontai le Victrola pour éloigner la créature de moi.

— Oui, je veux revenir, murmurai-je. Je veux rester lié à la Terre, rester, faire partie de cette maison. Mais, je le jure sur mon âme, pas par avidité, seulement parce que l’histoire est inachevée. Le démon est toujours là et moi je vais mourir. Je pourrais être utile, devenir un ange du Seigneur, en quelque sorte. Oh, mon Dieu ! Je ne crois pas en toi. Je ne crois qu’en Lasher et en moi.

Je me mis à faire les cent pas en écoutant la valse de Violetta, cette musique qui semblait ignorer toute forme de chagrin, si frivole et, à la fois, si organisée que je la trouvais irrésistible.

C’est alors que je vécus un instant féerique. Jamais de ma vie on ne m’avait à ce point pris par surprise : j’aperçus soudain par la fenêtre le visage d’une petite fille accroupie sur le toit du porche.

J’ouvris immédiatement le châssis.

— Évelyne ! dis-je.

Parfumée, toute douce, mouillée par la pluie printanière, elle se blottit dans mes bras.

— Comment as-tu fait pour venir jusqu’ici, ma chérie ?

— J’ai grimpé sur le treillis, oncle Julien. Main après main. Tu m’as appris qu’une mansarde n’était pas une prison. Je viendrai te voir chaque fois que je le pourrai.

Nous fîmes l’amour et discutâmes longtemps. Au lever du soleil, nous étions allongés dans les bras l’un de l’autre. Elle me raconta que tout le monde était gentil avec elle, qu’on la laissait sortir à sa guise, que, tous les soirs, elle remontait l’avenue puis descendait Canal Street, qu’elle avait refait un tour en voiture et qu’elle avait de vraies chaussures. Richard lui avait acheté de jolies robes. Cortland lui avait offert un manteau avec un col de fourrure. Mary Beth lui avait même donné une glace à main en argent et un peigne au manche d’argent.

À l’aube, je remontai le Victrola et nous nous mîmes à danser la valse. Ce fut une matinée bizarre, comme celles qui suivent une nuit d’orgie passée à boire dans les tavernes et danser dans les salles de bal. Et, pourtant, nous n’avions pas quitté ma chambre. Elle portait pour tout vêtement sa combinaison bordée de dentelle rose et un ruban dans les cheveux. Nous avons dansé et dansé en nous trémoussant et en riant jusqu’à ce que, finalement, quelqu’un… ah oui ! Mary Beth, ouvre la porte.

Je souris. Je savais que mon enfant angélique reviendrait me voir.

La nuit tombée, je parlai au Victrola.

Je lui demandai de retenir un sortilège. Moi qui avais toujours refusé de croire à ce genre de pratique, je me coupai les ongles et les glissai entre le fond en bois et le bord du Victrola. Je me coupai une mèche de cheveux et la glissai sous le plateau tournant. Je me mordis un doigt jusqu’au sang et barbouillai de rouge le dessus de l’appareil. J’en fis donc une sorte de poupée à mon effigie, comme celles des sorcières, et me mis à chanter l’air de la valse. Je fis jouer le disque et prononçai ces paroles :

— Revenir… Revenir. Être à leur disposition s’ils t’appellent. Être à leur disposition s’ils t’appellent. Revenir, revenir.

J’eus alors une vision terrible. J’étais mort, je m’élevais et je voyais une lumière. Je lui tournais ensuite le dos et me mettais à tomber à pic, bras écartés, m’enfonçant dans l’air qui devenait de plus en plus dense, aussi épais que noir. Lié à la Terre. Et j’avais l’impression que la nuit était remplie d’esprits comme le mien, d’âmes perdues, d’ahuris redoutant l’enfer et ne croyant pas au paradis. Et la valse continuait de jouer.

Finalement, je me rendis compte de la futilité de mes actes. La sorcellerie n’est qu’une question de concentration, une façon d’appliquer avec acharnement son énergie à un acte choisi. Je reviendrai ! Je reviendrai ! chantai-je tout seul.

Revenir.

 

Gare aux observateurs l’heure venue.

Oui, revenir quand l’heure viendra !

Ou Éden n’aura pas de Printemps

Ou notre genre aura fait son temps.

 

Michael, rappelez-vous bien ces vers que je vous ai récités. Ne les oubliez pas. Voyez ce qu’ils disent. Michael, je vous l’ai dit, je ne serais pas ici si la lutte était terminée. L’heure en question n’est pas encore venue. Votre amour n’a pas suffi. Mais il existe d’autres armes. Rappelez-vous, dans le poème : « simples et cruelles ». N’hésitez pas lorsque vous le verrez. Ne fléchissez pas, soyez implacable.

Pour quelle autre raison m’aurait-on laissé revenir ? Pourquoi m’aurait-on laissé écouter, une fois encore, la valse sous ce toit ? Dans un instant, vous devrez la faire jouer pour moi, Michael. Mon petit Victrola. Faites-le fonctionner quand je ne serai plus là.

Il me reste à vous raconter les dernières nuits dont je me souviens. Je me sens de plus en plus fatigué. Je vois la fin de mes paroles mais pas la fin de l’histoire. Ce sera à vous de la raconter. Il me reste quelques mots à vous dire. Et rappelez-vous votre promesse : faites jouer la musique pour moi, Michael. Car nul ne sait si j’irai au paradis ou en enfer et peut-être ne le saura-t-on jamais.

 

Une semaine plus tard, je donnai le petit Victrola à Évelyne. Je profitai d’un après-midi où il n’y avait personne pour envoyer Richard lui demander de venir le plus vite possible. J’avais fait monter le grand Victrola de la salle à manger, dont, le son était bien meilleur.

Lorsque je fus seul avec Évie, je lui dis d’emporter le petit Victrola chez elle et de ne jamais s’en séparer jusqu’à la mort de Mary Beth. Je ne voulais même pas que Richard sache ce qu’il était devenu car il était capable de l’avouer à Mary Beth si elle l’interrogeait. Je dis à Évie :

— Tu le rapportes chez toi en chantant sans arrêt sur tout le chemin.

Je pensais qu’ainsi, si Lasher la voyait partir avec ce mystérieux jouet, il n’y prêterait pas attention. Et je ne devais pas oublier que le monstre pouvait lire dans mes pensées.

J’étais désespéré.

Dès le départ d’Évie, lorsque son chant s’éloigna dans la cage d’escalier, je remontai le mécanisme du grand Victrola et appelai Lasher, espérant ainsi détourner son attention d’elle. Il apparut.

— Lasher, protège toujours la pauvre petite Évie, dis-je. Protège-la contre les autres, pour l’amour de moi. Promets-le-moi.

Il m’écouta du mieux qu’il pouvait malgré la musique qui le transportait. Invisible, il erra dans la pièce en faisant tomber les objets posés sur la cheminée. Parfait. Cela prouvait qu’il était bien là.

— Très bien, Julien, se mit-il à chanter tout en dansant.

En tapant des pieds sur le plancher, il donnait à ses gestes un semblant de poids et de bruit. Quel sourire ! Et quel éclat ! Si seulement j’avais pu l’aimer !

Enfin, j’évaluai qu’Évie devait être rentrée chez elle.

Des semaines s’écoulèrent.

Évie était désormais une femme libre. Richard l’emmenait souvent en voiture avec Stella et elle accompagnait régulièrement Tobias à la messe.

Elle venait me voir quand elle le voulait et entrait par la grande porte. Mais, certaines nuits, elle préférait monter par le treillis, grimpant avec toute l’ardeur de son âge. Nous restions au lit pendant des heures à nous embrasser et nous caresser. Quel bonheur, malgré mon grand âge, d’avoir été un bon amant pour une fille si jeune ! Je lui appris quelques-uns de mes secrets.

Les dieux m’avaient accordé cette ultime victoire.

— Je t’aime, Julien, me disait Lasher quand il était là.

Il espérait toujours que je mette en marche le Victrola.

— Pourquoi quelqu’un ferait-il du mal à Évelyne ? disait-il aussi. Qu’est-elle pour nous ? Je vois l’avenir. Je vois loin. Nous avons ce qu’il nous faut.

Un après-midi, je fis asseoir Mary Beth à côté de moi, lui jurai n’avoir rien révélé d’important à la petite fille mais lui demandai de continuer à veiller sur elle.

Des larmes lui montèrent aux yeux. Ce fut l’une des rares fois où je la vis pleurer.

— Julien, tu te méprends sur moi et tu ne comprends pas les raisons de mes actes. Toutes ces années, j’ai fait mon possible pour nous réunir et nous rendre forts, en nombre et en influence. Pour faire de nous des gens heureux ! Crois-tu que je ferais du mal à une enfant de ton propre sang, à la fille de Cortland ? Oh, Julien ! tu me brises le cœur. Aie confiance en moi, je t’en prie. Je sais ce que je fais, et j’ai toujours fait ce qui était bon pour notre famille. Tu peux te fier à moi. Pour tes dernières heures, ne te laisse pas ronger par la terreur. Je resterai assise près de toi jour et nuit, s’il le faut. Meurs en paix ! Nous sommes la famille Mayfair. Nous n’avons jamais été aussi puissants. Aie confiance, nous l’emporterons.

Les nuits passèrent. Je n’avais plus besoin de dormir.

Je savais déjà qu’Évelyne portait un enfant de moi. Dieu ne fait pas de quartier aux vieillards. Ils restent trop longtemps capables de faire des enfants. Mais la petite ne semblait pas encore au courant et je me gardai bien de lui en parler. Les circonstances de cette grossesse étaient trop terribles.

Je ne pouvais faire confiance qu’à Cortland, que je faisais appeler et sermonnais sans arrêt. Dès qu’on saurait qu’Evelyne était enceinte, cela mettrait le feu aux poudres, j’en étais conscient. Mon seul espoir résidait dans les consignes et les commandements que je ne cessais de donner, à en avoir la nausée, pour que l’enfant soit protégée et choyée, envers et contre tous.

Arriva une nuit chaude et paisible. Je crois qu’on était au milieu de l’été, quand je suis mort. Oui, c’est cela : les lagerstrœmias était couverts de fleurs roses.

Sentant ma fin proche, j’avais renvoyé tout le monde. J’étais tranquillement allongé, la tête posée sur une pile d’oreillers, et je contemplais les nuages qui s’amassaient au-dessus du lagerstrœmia.

J’avais une seule et unique obsession : retourner à Riverbend, m’asseoir près de Marie-Claudette et apprendre qui était le jeune homme qui enlevait des esclaves et les amenait à Marguerite pour ses expériences immondes. Qui était cet ignoble personnage ?

C’est alors que la mort commença son œuvre. Subitement, je fus incapable de bouger, de me relever ou de faire obéir mes membres. La mort était là et m’avait transformé en pierre.

À cet instant, comme s’il y avait un dieu pour les menteurs et les débauchés, Évelyne apparut sur le rebord du toit, ses mains blanches agrippées à la verdure.

Elle monta encore, traversa le toit du porche et j’entendis sa voix à travers la vitre épaisse :

— Ouvre la fenêtre, oncle Julien ! C’est Évie, ouvre-moi !

Mais j’étais paralysé. Je la regardai, les yeux larmoyants. Ma chérie ! murmurai-je dans mon cœur.

Faisant appel à ses dons de sorcellerie, elle parvint à faire remonter le châssis de la fenêtre et pénétra dans la pièce. Elle me prit par les épaules, m’attira vers elle et m’embrassa.

Oh, ma chérie ! Oui, oui…

Au-dessus d’elle, répandue dans tout le ciel, la tempête se préparait. J’entendis les premières gouttes de pluie tomber sur le toit du porche. Je les sentis sur mon visage. Les arbres commencèrent à se balancer dans tous les sens. Et j’entendis le vent hurler, fouetter les arbres et pleurer de chagrin, comme pour la mort de ma mère et de sa mère avant elle.

C’était la tempête qui allait de pair avec la mort des sorcières. Et j’étais un sorcier. C’étaient ma tempête et ma mort.

 

L'heure des Sorcières
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